Avortement thérapeutique

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ondiraitlesud
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Avortement thérapeutique

Message par ondiraitlesud »

Lorsque j'aborde la question des trisomies en 3°, je présente les faits suivants à mes élèves :
- 96 % des familles décident d'avorter quand elles apprennent avant la naissance que l'enfant est trisomique 21.
- Certains rares trisomiques vivent en totale autonomie avec un QI entrant dans la moyenne nationale. Les autres vivent en bonne santé (espérance de vie de 60 ans) en ayant un retard mental plus ou moins prononcé.

Le but est de faire émerger une question d'éthique médicale. Sans répondre à celle-ci, j'en profite pour dire que les sciences et leur évolution font souvent apparaître des questions épineuses et questionnent la société (je prends alors d'autres exemples : grands prématurés et acharnement thérapeutique) . Et qu'en tant que (futurs) citoyens, ils seront peut être confrontés à ces questions. Je conclus en leur disant que c'est pour cela (entre autres) que des disciplines comme la philosophie leurs seront proposés en classe de terminale, car ces questions là sont très loin d'être seulement scientifique, mais que les sciences sont très importantes pour maîtriser ces notions (je fais de la pub pour notre matière "accessoire en temps horaire" à ce moment là).

Pensez vous que cela soit trop "ambitieux" pour ce niveau? En effet, j'ai souvent des retours assez "primaires" de la part des élèves.
urgelli
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Re: Avortement thérapeutique

Message par urgelli »

Votre question interroge encore une fois la posture enseignante face aux dimensions socialement vives des questions scientifiques. C’est ce que nous allons discuter dans un premier temps. Nous reviendrons ensuite plus spécifiquement sur les questions de bioéthique dans une seconde partie de notre réponse.

I. Encore une question de posture ?

Vous semblez indiquer que la stratégie pédagogique que vous proposez conduit les élèves à des réactions « primaires » qui ne sont pas à la hauteur de ce que l’on aurait pu attendre sur la base de l’argumentaire scientifique convaincant que vous avez développé.

Cela pourrait s’expliquer de deux façons, par forcément indépendantes d’ailleurs :

• s’ils ne sont pas capables d’intégrer la rationalité scientifique dans la construction d’un positionnement éthique, c’est parce que l’exercice est trop ambitieux, vue leur âge et leur niveau de développement cognitif et psychologique ;

• on pourrait aussi considérer que pour une prise de position éthique, quel que soit l’âge, il y a d’autres facteurs que les connaissances scientifiques qui interviennent, peut être en lien avec la stratégie pédagogique proposée, ou encore avec les convictions et les croyances personnelles.

La première hypothèse a été travaillée par différents auteurs : peut-on contribuer à un développement éthique chez les élèves ?
Depuis plus de 15 ans, et le rapport 1999 de l’UNESCO le souligne assez bien, les recherches montrent que c’est possible dès le primaire. Ce n’était pourtant pas la vision de Victor Cousin qui, en 1840, instaurait la philosophie comme discipline d’enseignement couronnant le secondaire. Il supposait qu’il fallait du temps et avoir atteint un certain niveau de connaissances, d’expériences et de maturité, pour pouvoir prétendre entrer dans le champ de la discussion éthique, et agir alors de manière raisonnée et responsable. Les chercheurs sont à présent plutôt sur l’idée que philosopher est une question d’habituation pratique. Commencer tôt (comme vous le faites en classe de seconde, et même en classe de sciences !) pourrait contribuer à extraire l’élève d’un repli sur ses propres convictions, par l’apprentissage d’une capacité critique et réflexive.

• Pourquoi donc la stratégie pédagogique que vous proposez ne donne pas satisfaction, alors qu’elle explore la dimension citoyenne de l’éducation scientifique ?

Il est vrai qu’il est nécessaire d’expliciter comment l’on a appris ce que l’on sait actuellement sur la question, de montrer, comme vous le faites, qu’il existe des interactions entre les connaissances scientifiques et les normes sociales, « ici et maintenant », mais également « ailleurs et avant » (voir la partie II). Pourtant une telle démarche, éclairante et riche d’enseignement, semble insuffisante au développement d’un positionnement éthique.

Les philosophes de l’éducation estiment que pour dépasser nos réactions « primaires » et aller vers des idées élaborées de manière critique et raisonnée, il faudrait arriver à une mise à distance de soi-même qui passerait par l’épreuve de l’altérité.

Comment faire ?

Si l’on souhaite conduire les élèves à prendre cette distance, tout en intégrant les connaissances apportées par l’investigation et la vérification scientifique, nous pensons que l’enseignant doit manifester devant eux un engagement didactique sur plusieurs points :

1. L’explicitation d’un (son ?) positionnement éthique sur la question, intégrant des valeurs humanistes (voir la question de naia sur la place de l’enseignant face au QSV), ne serait-ce que pour ne pas laisser s’installer entre les élèves des consensus discutables au regard des droits de l’Homme !

2. La prise en considération des élèves comme des « interlocuteurs valables », indépendamment de leur âge et de leurs expériences limitées sur la question traitée.

Un tel engagement permettrait de tenter collectivement de comprendre les logiques de chacun, de critiquer les idées reçues et établies, et de penser ensemble « le problème posé et sa solution » dans la petite « communauté de recherche » qu’est la classe.
L’enseignant alimenterait alors la communauté avec de nouveaux éléments de réflexion, il relancerait le débat, et élargirait les regards vers la diversité des positions, en signalant celles qui dominent aujourd’hui et pourquoi, leurs limites, et les évolutions envisageables. On pourrait même aller jusqu’à imaginer collectivement une réponse nouvelle à la question socialement vive.
Dans cette posture éducative, tout en majorant la place donnée à la parole des élèves, on explore ainsi les argumentations contradictoires qui articulent connaissances et valeurs dans les réponses possibles à une QSV.

Nous sommes conscients que cette proposition est en rupture avec les pratiques habituelles dans l’enseignement des sciences et la formation actuelle des enseignants. Mais encore une fois, nous la soumettons au regard des praticiens que vous êtes, pour pouvoir en cerner les conditions de faisabilité et les limites, pour une éducation scientifique citoyenne.

Voyons à présent sur quelles ressources on pourrait s’appuyer pour le traitement des questions de bioéthique.

II. Les questions bioéthiques.

La discussion sur les articulations entre connaissances, valeurs individuelles et normes sociales gagnerait à s'appuyer sur les lois de bioéthique.

La nécessité d'encadrer les recherches et applications biomédicales est née au lendemain de la seconde guerre mondiale, suite aux expérimentations sur l'homme menées par des médecins du 3ème Reich dans les camps de concentration. A la suite du code de Nuremberg (1947), la Déclaration universelle des droits de l’Homme (Assemblée des Nations Unis, 1948) a permis d'universaliser les principes de non-discrimination, de consentement éclairé, de droit à la vie, à la santé et à bénéficier des progrès de la science, d'interdiction de traitements cruels, inhumains et dégradants, et de liberté de la recherche.

La France a été l'un des premiers pays à se doter de lois bioéthiques nationales. La première loi date de 1994. Reprenant les principes précédents, elle encadre le don et l’utilisation des éléments et produits du corps humain (principe d'anonymat et de gratuité), l’assistance médicale à la procréation et le diagnostic prénatal.
Il est important de noter que ces lois sont révisables en fonction de nouvelles questions éthiques posées par le développement des connaissances et des techniques. La loi a ainsi été révisée en 1999, 2004 et 2011. En préparation de la révision de 2011 se sont tenus des Etats Généraux de la Bioéthique visant à associer des citoyens non spécialistes à la réflexion (http://www.etatsgenerauxdelabioethique.fr/, voir notamment les rapports très intéressants rendus par les groupes de citoyens consultés).
Sachant que nos élèves pourraient être amenés à participer à de telles consultations à la faveur de révisions à venir, les formations à la citoyenneté scientifique que vous leur proposez prennent ainsi tout leur sens.
En outre, les périodes de révision donnent lieu à des débats parlementaires préparés par l'Office Parlementaire d'Evaluation des Choix Scientifiques et Techniques (http://www.assemblee-nationale.fr/opecst/) et à des avis du Comité Consultatif National d'Ethique (http://www.ccne-ethique.fr/).

Ces évènements bénéficiant d'une large couverture médiatique, vous disposez d'une mine d'informations et de supports pour préparer vos enseignements sur de nombreuses autres questions bioéthiques (diagnostic prénatal / préimplantatoire, gestation pour autrui, utilisations des cellules souches embryonnaires humaines, encadrement des utilisations de la neuro-imagerie...).

N’hésitez pas à nous faire partager vos propositions de scénarios pédagogiques !

Benoit Urgelli et Grégoire Molinatti.

Pour aller plus loin dans le débat pédagogique…

• Pettier J.-C. (2004). Les activités à visée philosophique : source d'un développement éthique chez l'enfant ? In Bernard Bourgeois et al., Ethique et éducation. Editions L'Harmatan, p. 75-110.
• UNESCO (1999). La philosophie pour les enfants. Rapport de la Division de la Philosophie et de l’Éthique, Paris, p. 1-17. En ligne : http://unesdoc.unesco.org/images/0011/0 ... 6115mo.pdf
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